Aider sans agir en sauveteur
(Cette article a été publié dans Psychologie Québec en août 1994.)
Par Alain Rioux M.Ps. Psychologue Vu sur le site Psycho Ressources

Êtes vous un sauveteur?

  • .  Vous arrive-t-il de venir en aide à des personnes qui ne vous ont pas clairement  exprimé qu'elles avaient besoin de vous ?

  •   Vous sentez-vous coupable ou fautif lorsque quelqu'un de votre entourage éprouve des difficultés à se prendre en charge ?

  •   Vous sentez-vous quelquefois en colère parce que vous êtes convaincu que cette personne irait beaucoup mieux si elle suivait vos directives ?

  •   Vous arrive-t-il de vous sentir exploité dans votre travail et d'avoir l'impression que vous n'êtes pas apprécié malgré tout ce que vous faites pour aider les autres ?

Si vous avez répondu: OUI, à une de ces questions, il est possible que vous adoptiez à l'occasion des comportements de sauveteur à l'égard de votre entourage.  Ces comportements vous placent dans une situation inconfortable et risquent de vous mener à l'épuisement.  Ils peuvent vous empêcher d'aider les personnes qui ont légitimement besoin d'aide et le demande.  


Les sauveteurs potentiels                                                                     

Plusieurs personnes ont choisi de travailler dans les secteurs de la santé et des services sociaux, motivées par le désir d'aider.  Elles ont généralement une conscience sociale plus développée et sont sensibles aux difficultés vécues par leur entourage.  La compassion qu'elles ressentent guide une attitude authentique et leur permet d'accorder leur aide en toute connaissance de cause.  Cependant, l'aidant doit se protéger des missions de sauvetage ou de l'investissement total en autrui qui sont désastreuses pour lui-même et les personnes qu'il souhaite aider.  Effectuer un sauvetage prive souvent l'autre de sa liberté d'action.  La motivation du sauveteur est souvent d'accomplir un exploit qui s'éloigne du désintéressement propice à une aide thérapeutique.

D'après Melody Beattie, thérapeute auprès d'alcooliques et de toxicomanes, les attitudes du sauveteur se retrouvent beaucoup chez les conjoints d'alcooliques.  Il s'agit d'une des composantes propre à la codépendance que vivent ces personnes à l'égard des conjoints alcooliques.  Le codépendant agit souvent en sauveteur en se sacrifiant pour l'autre.  Il vole à son secours en mettant de côté ses propres besoins, émotions et désirs.  Selon Melody Beattie, le sauvetage est constitué de "tous les actes qui contribuent à faire qu'un alcoolique continue de boire, qui l'empêchent d'en supporter les conséquences ou lui rendent les choses plus faciles sans qu'il ait rien à changer à ses habitudes".  Un autre thérapeute, Scott Egleston signale que "l'on agit en sauveteur chaque fois que l'on prend quelqu'un en charge, dans ses pensées, ses sentiments, ses décisions, ses attitudes, son évolution, son bien-être, ses problèmes ou son destin."

Le triangle de Karpman                                                                           

Les observations de Stephen B. Karpman sur les comportements de sauveteur et les rôles correspondants lui ont permis de mieux comprendre cette dynamique qu'il résume dans un triangle étonnamment véridique. 

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TRIANGLE TRAGIQUE DE KARPMAN  

 SAUVETEUR 

   VICTIME

PERSÉCUTEUR

 

La dynamique                                                                                     

C 'est souvent de la pitié, de la culpabilité ou simplement l'anxiété qui mettent le sauveteur en action.  Celui-ci est la plupart du temps convaincu qu'il doit absolument faire quelque chose.  Il croit savoir ce qu'il faut faire mieux que quiconque, se sent indispensable et irremplaçable même si on ne lui a rien demandé.  Il est porté à croire que le monde ne peut fonctionner sans lui, que la personne en face de lui est incapable de se débrouiller seule, de se prendre en charge elle-même.  En fait, il se croit plus compétent que la personne elle-même pour décider de ce qui est bon pour elle.  Le sauveteur agit avec une bonne intention, il se sent à cette étape une âme charitable et un grand coeur, mais il protège quelqu'un sans tenir compte de ses besoins réels.

Malgré cette image de pureté relative, c'est plutôt pour se libérer de l'inconfort ressenti par la détresse de l'autre, que le sauveteur passe à l'action.  Malheureusement, il se rend compte rapidement qu'il ne voulait pas vraiment faire cela, il s'irrite et la plupart du temps il s'en veut.  Il s'aperçoit que ce qu'il a fait n'était pas vraiment de son ressort ou encore il se retrouve avec des problèmes qui ne le concernent pas ou sont très différents de ce qu'il avait imaginé.   Il se demande s'il n'est pas allé trop loin, ne sait plus où s'arrêter et voit la dépendance de l'autre s'installer.  Bref, il s'est sacrifié et il s'en veut.  De plus, la victime, cette âme en détresse ne lui témoigne aucune reconnaissance.  Elle ne se comporte pas correctement et n'écoute plus les conseils.  Elle se sent contrôler, incapable d'agir et résiste.  

Le persécuteur et la victime  

Loin de s'améliorer, la personne sauvée, libre de toutes responsabilités, poursuit ses comportements destructeurs et elle a tout le loisir d'en faire le reproche au sauveteur.  Si celui-ci est convaincu de sa mission, il poursuit un peu plus ses efforts, toujours en laissant de côté ses besoins et désirs.  A ce moment, le sauveteur peut finir par s'épuiser et abandonner.  Il se sent alors exploité, vidé et devient lui-même victime.  Autrement, il laisse le gilet de sauvetage pour le gourdin et se transforme en persécuteur.  Il impose des règles sévères qui doivent être respectées.  Il surveille attentivement le comportement de l'autre et au moindre écart, intervient.  Il se met en colère et menace de couper les privilèges.  Dans le couple où un conjoint est alcoolique, c'est à cette étape que le sauveteur menace de le quitter s'il ne stoppe pas sa consommation d'alcool.  Quelquefois cette tactique fonctionne, mais le changement est factice puisque le buveur est menotté plutôt que libéré de son alcoolisme.

En harcelant, contrôlant et persécutant l'autre, le sauveteur finit tôt ou tard dans le coin de la victime.  Les sentiments à cette étape sont extrêmement douloureux et vont de la perte d'estime à une sensation profonde d'inadéquation.  Malheureusement, le cycle continue de se répéter tant et aussi longtemps que le sauveteur ne se rend pas compte de sa dynamique.  Il parcourt à nouveau le triangle de Karpman, quelquefois en une journée, quelquefois en plusieurs mois.  

Se libérer du sauvetage                                                                           

Il n'est pas facile pour le sauveteur de changer sa façon d'agir.  Comme nous l'avons dit, il ressent au point de départ de la pitié, de la culpabilité ou de l'anxiété et c'est pour calmer ses émotions désagréables qu'il se porte au secours de l'autre.  Cette façon de réagir, le sauveteur l'a souvent apprise dans son enfance surtout s'il a dû prendre soin d'un parent malade, alcoolique ou souffrant d'un problème d'adaptation sociale.  Même enfant, il a dû prendre soin de l'autre à un moment de sa vie où il aurait dû apprendre à prendre soin de lui-même.  Ainsi, il perpétue à l'âge adulte ce qu'il a appris dans l'enfance et continue de porter secours à tous sauf à lui-même.  Le sauveteur a de la difficulté à reconnaître ses propres désirs, ses propres besoins.  C'est à travers les autres, et à son propre détriment, qu'il cherche à se valoriser et à se réaliser.  Pour ne plus avoir besoin de voler au secours des autres, il doit apprendre à prendre soin de lui-même.  Il doit le faire malgré la culpabilité, la tristesse et la colère qui surgissent lorsqu'il se rend compte qu'il s'est négligé pendant tant d'années.

Pour briser le cycle du sauvetage et sortir du triangle, le sauveteur doit d'abord se prendre en charge lui-même mais il doit aussi, au quotidien, apprendre à distinguer le rôle d'aidant du gilet de sauveteur.  En premier lieu, lorsque quelqu'un près de lui vit une difficulté, l'aidant doit prendre le temps de bien écouter le message qui lui est livré en intervenant le moins possible.  Quelquefois, écouter suffit mais si ce n'est pas le cas, écouter lui permettra d'évaluer s'il peut être utile ou non.

Deuxièmement, il est primordial d'avoir une demande claire avant d'aider quelqu'un, dans la mesure où la personne a la possibilité de faire cette demande.  Il est souvent utile de poser simplement la question:  "Aimeriez-vous avoir mon aide ?"  Par la suite, il est possible de clarifier si tout le problème est de son ressort où s'il n'aura pas, lui aussi, besoin d'aide.  Avant de passer à l'action, l'aidant peut se poser plusieurs questions:  Suis-je la meilleure personne pour répondre à cette demande ?  De quelle façon vais-je partager les responsabilités ?  Quel est mon objectif ?  Qu'est-ce que je dois éviter de faire ?  Quelles sont les limites à l'aide que je désire prodiguer ?  Suis-je confortable avec l'aide que je me prépare à offrir ?

Finalement, les besoins, les désirs et le bien-être de l'aidant ne devraient jamais souffrir ou alors le moins possible, du secours qu'il porte à autrui.  Lorsque l'inconfort surgit c'est le meilleur signal d'alarme pour qu'il se rende compte qu'il se sacrifie au lieu d'aider et que le sauveteur se prépare à faire son apparition.

Bibliographie  

Beattie, M. (1992). Vaincre la codépendance. Montréal: Éditions Hazelden.

Bradshaw, J. (1992).  La famille. Laval:  Éditions Modus Vivendi.

Freudenberger, H. (1987).  L'épuisement professionnel: La brûlure interne.  Québec: Gaétan Morin.

Schuller, R. A.(1994). Maîtriser vos comportements.  Québec: Les Éditions un monde différent Ltée.